CHAPITRE IV

Le Gaurisankar devait quitter à l’aube Verga V, pour aller se placer sur une orbite autour de la planète Ola, afin de reprendre sa surveillance des durups embusqués dans la ceinture d’astéroïdes.

Tout le monde était à bord, mais la plupart des astronautes dormaient en attendant le moment du départ.

Rad Bissis était allongé sur sa couchette, dans sa petite cabine, mais ne dormait pas. Il pensait à Nora Wilty. Il se demandait : « Quand la reverrai-je ? ». Il évoquait son fin visage encadré de cheveux blonds, ses grands yeux, son sourire et la façon qu’elle avait, les derniers jours, de le regarder tendrement. « J’ai été stupide de ne rien lui dire », pensait-il. Peut-être tout n’était-il pas encore perdu ? Peut-être le Gaurisankar reviendrait-il faire escale sur Verga V ? Mais quand ? Et Nora serait-elle encore là ? N’avait-elle pas dit un jour qu’elle songeait à aller faire carrière de médecin sur une planète un peu moins déshéritée que celle où habitaient ses parents ?

Le jeune homme était plongé dans des pensées assez sombres lorsqu’il entendit retentir dans le couloir voisin la petite sonnerie aiguë qu’il connaissait bien. Il ne fit qu’un bond et, en moins d’une minute, il revêtit son uniforme. Que se passait-il ? Était-ce encore une attaque des durups ? C’en était certainement une, car il ne pouvait pas concevoir une autre cause d’alerte.

Il sortit dans le couloir et faillit se heurter au capitaine Koel qui occupait la cabine voisine de la sienne.

— Qu’y a-t-il ? demanda Rad.

— Je n’en sais rien. Filons vite chez le commandant.

Maintenant qu’ils faisaient partie de l’état-major du Gaurisankar, leur consigne, en cas d’alerte, était de rejoindre immédiatement leur chef pour prendre ses ordres.

Dans les couloirs, des hommes couraient en tous sens. Les patrouilleurs rejoignaient en hâte leurs petits destroyers respectifs, pour se tenir prêts à prendre leur vol au premier signal.

— Sans doute les durups, dit Rad.

— Je ne crois pas… Si c’était eux, on commencerait à les entendre. À moins qu’ils n’attaquent encore la cité minière. Mais cela paraît peu probable, car la leçon qui leur a été donnée l’autre jour doit leur suffire.

Ils arrivèrent essoufflés dans la grande cabine de commandement, où déjà une quinzaine d’officiers étaient réunis.

Harf Jokron était très pâle. Il attendit que tout le monde fût réuni, ce qui demanda encore une demi-minute. Les membres de son état-major firent cercle autour de lui. Il eut un geste de la main droite, dans laquelle il tenait un papier.

— Je viens d’apprendre, dit-il, une chose très grave… Le mieux est que je vous lise ce télégramme. Il est arrivé il y a trois minutes. Il émane du poste central des télécommunications de la planète Ola. Le voici : « Explosions violentes dans hémisphère nord de notre planète. Tout un continent semble en feu. Communications coupées avec ce continent depuis cinq minutes. Redoutons le pire. Demandons secours d’ur… ». Le télégramme s’arrête là, brusquement. C’est en vain que depuis trois minutes l’opérateur qui est dans une cabine voisine tente de renouer la communication. Messieurs, je pense que vous comprenez tous ce qui est en train de se passer sur la planète Ola…

— C’est clair, dit Koel. Elle explose, ou va exploser. C’est comme cela que les choses ont commencé, il y a dix ans, dans le secteur 112.

— Très exactement, dit Jokron. Ce n’est pas encore une certitude absolue. Mais j’ai bien peur que cela en soit une d’ici à cinq minutes.

Il n’avait pas achevé sa phrase que le radiotélégraphiste de l’état-major entra dans la cabine en courant. Il tendit un papier jaune au commandant. Sa main tremblait. Le commandant lut tout haut :

— « Astronef Sibur à Gaurisankar. 9 h 17, heure stand galact. – Planète Ola en flammes. – Croisons à trois mille kilomètres de cette planète et redoutons de ne pas pouvoir échapper à l’explosion finale. – Vous donnons l’alerte. – Température à bord notre astronef est déjà insupportable. – Passagers et équipages du Sibur envoient à leur famille leurs dernières pensées. – Vous tiendrons au courant évolution situation dans toute mesure du poss… »

Le commandant resta quelques secondes silencieux. Il mit dans sa poche le feuillet jaune.

— Ah ! La confirmation ne s’est pas fait attendre. Et encore un message qui n’est pas terminé ! Il y a deux minutes, les passagers et l’équipage de l’astronef Sibur vivaient encore. Il est 9 h 20, à notre cadran galactique, et ils ne sont plus que cendres. À l’heure qu’il est, il n’y a plus un être vivant sur la planète Ola.

— Ça recommence comme il y a dix ans, s’écria Koel.

— Exactement, capitaine. Et vous savez ce que cela signifie.

— Je le sais mieux que quiconque, dit Koel. Il y a dix ans, j’ai été le témoin de la destruction d’une des planètes du système de Bohal. J’étais second sur un cargo. Je ne sais comment nous nous en sommes tirés, bien que nous fussions terriblement éloignés du centre de ce cataclysme cosmique…

— Il y a neuf chances sur dix, reprit le commandant, pour que toutes les planètes du système de Loho y passent. Et Verga V ne sera pas la dernière. Nous disposons d’environ trois heures pour fuir. Mais il est de notre devoir d’évacuer la population. Ce serait une lâcheté que de ne pas le tenter. Tous les destroyers vont se rendre à la cité minière et ramener les gens qui s’y trouvent. Le Gaurisankar va recueillir directement ceux qui sont ici, à Farkham. La planète ne compte que neuf à dix mille habitants. En se tassant, nous pourrons emmener tout le monde. Mais il faut faire vite, vite, vite. Transmettez les consignes aux patrouilleurs. Dans cinq minutes, les destroyers doivent être tous partis. Vous, Koel, organisez, avec cinquante hommes du dortoir D, un service d’ordre afin d’éviter toute panique dans la population. Vous, Goak, rédigez un communiqué très bref, qu’il faut diffuser avant cinq minutes sur tous les haut-parleurs de la ville. Vous, Sirbar, téléphonez à la cité minière pour l’alerter. Vous, Sirtiz…

Pendant une minute, Jokron donna des ordres brefs, précis à tous ses collaborateurs, qui s’éloignaient un à un rapidement. Le radiotélégraphiste lui apportait de nouveaux messages d’astronefs en détresse, mais c’est à peine s’il y jetait un coup d’œil. Un officier, qui depuis un moment regardait dans les grandes jumelles électroniques qui faisaient partie de l’équipement de la cabine – des jumelles permettant de voir le ciel même à travers les couches de vapeurs atmosphériques – vint le tirer par la manche.

— Venez voir, commandant. Depuis un instant, on distingue très nettement ce qui ! se passe sur Ola.

Jokron colla ses yeux à l’appareil. La planète, dont il connaissait bien l’aspect – avec ses continents, ses chaînes de montagnes, ses océans gelés – n’était plus qu’une nappe de flammes d’où jaillissaient de formidables excroissances lumineuses. Des milliers de volcans semblaient cracher à sa surface.

Il contempla un moment ce déchaînement atomique qui allait détruire de proche en proche tout un système planétaire et peut-être même faire exploser l’étoile Loho qui en était le centre. Après quoi, se formerait sans doute une nébuleuse qui mettrait des millions d’années avant de redevenir un système harmonieux. Il se demanda, comme tant d’autres l’avaient fait avant lui, si les durups étaient responsables de ce gigantesque phénomène. Ce qui lui semblait inquiétant, c’est que la chose se produisait, cette fois, plus près du centre de la galaxie, à quelques années-lumière seulement de constellations qui abritaient des civilisations florissantes. Mais il n’avait pas le loisir de réfléchir à ces problèmes. De lourdes tâches l’attendaient. Sa responsabilité était écrasante. Avait-il le droit de mettre en péril le Gaurisankar pour sauver des vies humaines ? S’il s’était trompé dans le calcul mental qu’il avait fait à toute allure, en se basant sur les expériences du passé ? Si la marge de sécurité dont il disposait était plus courte qu’il ne le pensait ?

Il se retourna. Rad Bissis se tenait devant lui. Le jeune homme était horriblement pâle.

— Eh, quoi, lieutenant, lui demanda-t-il, auriez-vous une défaillance ?

— Non, commandant, lui répondit Rad. Je suis prêt à affronter n’importe quels périls. Mais avez-vous pensé aux gens qui sont épars dans les postes isolés, sur Verga V ?

À la vérité, Jokron, bien qu’il connût leur existence, n’y avait pas pensé.

Il réfléchit deux ou trois secondes.

— Impossible de les secourir, dit-il. Je ne peux pas compromettre, pour sauver une centaine de personnes, le sort de dix mille autres, sans compter les deux mille cinq cents membres de notre équipage. J’ai déjà bien assez peur que nous n’ayons pas le temps nécessaire…

Rad Bissis pâlit encore davantage. Depuis le début de l’alerte, depuis qu’il savait la planète Verga V en péril, il n’avait pensé qu’à Nora qui était partie soigner des malades dans le poste 24, à cinq mille kilomètres de la base du Gaurisankar. De grosses larmes roulèrent sur ses joues.

— Qu’y a-t-il, lieutenant ? Qu’avez-vous ? dit Jokron d’une voix sévère.

Le jeune homme balbutia :

— Nora Wilty… Elle est au poste 24.

Le commandant comprit tout en un clin d’œil.

— Vous l’aimez ? fit-il.

— Je l’aime, commandant. Je ferais n’importe quoi pour la sauver…

Jokron hésita, secoua la tête.

— Je sais que c’est affreux. Nous ne pouvons rien…

— Confiez-moi un destroyer… Mon ami Brasdin m’accompagnera. À deux, on peut assurer la manœuvre…

— Vous iriez tout droit à la mort… Dans l’atmosphère lourde de Verga, vous ne pourrez marcher qu’à une vitesse réduite. Vous ne seriez pas de retour avant notre départ.

— Je rejoindrai le Gaurisankar en vol.

— Le Gaurisankar, quarante minutes après son départ, aura plongé dans le continuum spatio-temporel, ce que ne peuvent pas faire les destroyers.

— Nous gagnerons un autre système planétaire par nos propres moyens…

— Vous n’aurez qu’une chance sur cent de réussir.

— N’en aurais-je qu’une sur cent mille que je la tenterais. Commandant, je vous en supplie… Une dizaine de vies humaines comptent plus qu’un destroyer… Je vous en supplie, commandant Jokron…

Jokron hésita. Il regarda le cadran galactique, où l’aiguille des secondes tournait impitoyablement.

— Écoutez, dit-il, le Mahuc est en réparation, et n’a pas d’équipage pour le moment. S’il est réparé, prenez-le. J’admire votre courage. À votre âge, j’aurais sans doute fait comme vous pour sauver celle qui est devenue ma femme. Serrez-moi la main, et filez. J’ai autre chose à faire…

— Oh ! Merci, commandant…

*

* *

Le Mahuc glissait à vive allure dans la lourde atmosphère de Verga V. Mais dès qu’il dépassait deux mille cinq cents kilomètres à l’heure, ses parois externes commençaient à s’échauffer, et Rad, qui était au poste de pilotage, était obligé de ralentir, la mort dans l’âme.

Brasdin était installé dans la cabine des radars et assurait la navigation. Brasdin n’avait pas hésité une seconde à accompagner le jeune lieutenant. Une vieille amitié les liait.

Ils étaient tous deux originaires de la Terre, la planète mère d’où les hommes avaient essaimé cinq mille ans plus tôt pour peupler la plupart des planètes habitables de la galaxie.

Il regardait sa montre toutes les minutes.

Ils avaient un instant songé, pour aller plus vite, à foncer dans l’espace, et ensuite à redescendre. Mais la vitesse qu’ils auraient dû atteindre pour échapper à l’attraction de Verga V était telle qu’ils auraient été entraînés bien au-delà de leur but, et il leur aurait fallu perdre ensuite beaucoup de temps pour redescendre et décélérer.

Ils avaient trouvé le Mahuc en état de marche, mais certains de ses appareils n’étaient pas encore tout à fait au point, et le poste de radio ne fonctionnait pas. Mais qu’importait le poste de radio ! À qui auraient-ils pu demander du secours en cas de nécessité ?

Rad comprenait maintenant que le commandant avait eu raison, que c’était une aventure folle, que leurs chances de rejoindre le Gaurisankar avant son départ étaient minimes et que, s’ils ne le rejoignaient pas, elles seraient plus minimes encore.

Ils auraient pu faire demi-tour, mais à cette seule pensée, il se sentait rempli de honte. Le commandant Jokron, Koel, tous les officiers du porte-destroyers le mépriseraient. Il s’en voulait d’avoir été effleuré par une telle pensée. Son seul désir était de revoir Nora. Et s’il devait mourir, il mourrait auprès d’elle, après lui avoir dit qu’il l’aimait.

Instinctivement, il accélérait, bien que la température fût déjà intolérable dans le petit vaisseau. Il ne ralentissait que lorsqu’il se sentait sur le point de défaillir.

Une demi-heure s’écoula ainsi, qui lui parut un siècle. De temps à autre, le petit téléphone placé devant lui sonnait, et Brasdin lui donnait quelques indications sur leur position.

Soudain, la voix de Brasdin se fit plus aiguë.

— Attention, Rad…

— Qu’y a-t-il, Dob ?

— Je crois bien qu’il y a des durups devant nous.

— Des durups !

C’était la pire chose qui pouvait leur arriver. Ils allaient certainement subir une attaque, peut-être succomber avant d’avoir atteint leur but. Et ces durups n’avaient-ils pas déjà attaqué le poste 24 – dont les installations étaient assez rudimentaires ?

— Es-tu sûr ? demanda Rad.

— Oui, j’en suis sûr, maintenant. Les images viennent de se préciser sur l’écran.

— Ils sont nombreux ?

— À vue de nez, une cinquantaine… Peut-être soixante. C’est beaucoup… Qu’est-ce qu’on fait ? Pour les éviter, il faudrait faire un long détour.

— Pas question. Nous n’avons pas le temps.

— Alors, on fonce dedans ? Ils sont à une centaine de kilomètres. Nous serons sur eux dans quatre minutes.

— Fonçons.

— Je passe dans la cabine de tir…

— J’v passerai moi-même, Dob. Je suis meilleur tireur que toi. Tu viendras prendre les commandes à ma place dans deux minutes. En attendant, continue à les observer.

— D’accord, Rad.

Les patrouilleurs du Gaurisankar, bien qu’ils eussent chacun une spécialité, avaient tous été entraînés à remplir tous les emplois à bord des petits destroyers. Ils savaient piloter, effectuer les calculs nécessaires à la navigation, interpréter les images qui se formaient sur les écrans des radars, se servir des armes, manipuler les appareils de radio. Ils étaient tous mécaniciens, électroniciens.

Brasdin, au bout de deux minutes, parut dans la cabine de pilotage. Il transpirait à grosses gouttes.

— Ils sont une soixantaine, dit-il. À partir de cinquante, on a toutes les chances de se faire démolir. Mais ils sont capricieux. Peut-être ne nous attaqueront-ils pas. La meilleure tactique, s’ils sont en formation serrée, est de plonger en arrivant sur eux, et de les prendre par-dessous… Mais file vite à la cabine de tir. Regarde, là-bas… On les voit déjà à l’œil nu.

Rad jeta un coup d’œil sur le hublot frontal. À travers les vapeurs rougeâtres, très loin, de petits points lumineux, de couleur verte, semblaient danser. Le jeune homme se hâta de gagner la cabine de tir. Celle-ci était une sorte de tourelle ronde installée à la partie supérieure du destroyer. Deux sièges tournants se trouvaient au milieu. Les armes étaient sur le pourtour, étagées dans des rainures, en sorte que chacune pouvait pivoter en tous sens. Les tireurs les manœuvraient électroniquement au moyen d’un petit appareil qu’ils prenaient dans la main gauche. Avec la main droite, ils actionnaient les touches et les leviers de cet appareil qu’un câble reliait aux armes.

Les parois supérieures et le dôme de la tourelle étaient faits d’une matière transparente. La visibilité était excellente dans toutes les directions. Un instant plus tard, la même scène dramatique recommençait. Cette fois, Rad faillit hurler de douleur, mais il vit très distinctement trois durups exploser. Ils eurent, par bonheur, un petit instant de répit durant lequel les deux hommes purent récupérer leurs forces. Les assaillants s’étaient scindés en deux groupes et légèrement éloignés. Brasdin avait viré de nouveau.

— Ça va, Dob ? lui demanda son compagnon.

— J’ai chaud… Je fonce sur le groupe de gauche… C’est le moins nombreux. Et cette fois, je l’aborde directement. Tape dans le tas…

Tout en parlant, il effectuait la manœuvre.

Rad avait la main crispée sur le petit appareil qui actionnait les armes. Il appuya sur trois boutons à la fois, puis sur deux autres. Le fracas des armes se mêlait aux duuuu ruuuuup… duuuu ruuuuup… Deux des corps lumineux furent volatilisés, mais ceux qui restaient rejoignirent l’autre groupe.

Il fallait manœuvrer avec précision et promptitude, ne jamais se laisser prendre à revers par les rapides assaillants. La bataille dura près d’un quart d’heure, avec des feintes mutuelles, des fuites, des retours offensifs. Mais chaque fois que les adversaires arrivaient quasiment au contact, un ou deux durups disparaissaient.

Rad était à bout de force. Il saignait du nez, ses mains tremblaient, il avait l’impression que des milliers d’aiguilles s’enfonçaient dans son cerveau. Mais la coque du Mahuc avait tenu bon. Les durups, quand ils ne furent plus que huit ou dix à zébrer l’espace de leurs sillages verdâtres, s’enfuirent définitivement et disparurent à l’horizon.

Le jeune officier poussa un profond soupir. Puis il appela :

— Dob !

Pas de réponse. Il se précipita dans la cabine de pilotage. Dob Brasdin était évanoui sur le tableau de bord. Il regarda l’altimètre. Le destroyer fonçait à toute allure vers la terre, et il eut juste le temps de faire la manœuvre nécessaire pour le redresser. La chaleur était à la limite de ce qu’un organisme humain pouvait supporter. Il dut ralentir sensiblement pour rendre l’air de la cabine plus respirable. Un regard sur l’horloge galactique lui montra qu’ils avaient perdu vingt minutes. Il en perdit encore dix à sortir son compagnon du siège de pilotage et à le ranimer. Mais même après avoir repris conscience, Brasdin fut pendant quelques instants encore hors d’état de piloter ou de faire le point. Et ils ne savaient même plus dans quelle direction ils naviguaient…

*

* *

De nouveau, ils filaient tout droit vers le poste 24. Mais ils avaient pris un retard considérable. Il fallait maintenant renoncer à tout espoir de regagner le Gaurisankar avant son départ. Ils devraient, après avoir sauvé les occupants du poste – s’ils étaient encore vivants – quitter par leurs propres moyens le système planétaire de Loho, afin de gagner la planète Brael, qui gravitait autour de l’étoile Wolly : c’était le lieu habité le plus proche ; c’était là que devait se rendre le Gaurisankar.

Rad Bissis se sentit soudain horriblement déprimé et au bord du désespoir. La tentative semblait vouée désormais à un échec certain. Sans doute avait-il encore quelque chance de joindre Nora. Mais ce serait pour la vouer à une mort plus certaine encore… Les destroyers n’emportaient des vivres que pour cinq jours, et pour les sept ou huit membres de l’équipage. Or, il croyait savoir qu’une douzaine de personnes vivaient au poste 24. Avec Dob et lui-même, cela faisait quatorze. En outre, s’ils pouvaient rationner les vivres, ils ne pourraient pas rationner l’oxygène…

Il préféra ne pas penser à tout cela. Il préférait ne penser qu’à Nora, dont le gracieux visage hantait ses pensées fiévreuses.

Ce fut Brasdin qui le réconforta.

— La chance est avec nous, lui dit son compagnon. Je suis sûr qu’elle nous suivra jusqu’au bout.

Pendant vingt minutes, ils voguèrent à travers les vapeurs roussâtres sans prononcer un seul mot. Une autre crainte leur venait maintenant : ne perdraient-ils pas encore du temps à chercher le poste, qui ne devait être qu’un point minuscule perdu dans l’étendue glacée ? Rad examinait d’un œil anxieux les cartes de Verga V, qui étaient fort sommaires. Le poste n’y était indiqué que par un minuscule triangle au milieu d’une zone entièrement blanche. Pas le moindre repère dans le voisinage, pas la moindre montagne. Verga V était une planète usée au dernier degré et où les accidents de terrain étaient rares.

— Nous ferions bien de descendre sous la couche des nuages, dit le jeune lieutenant.

— Pas encore, Rad, car il nous faudrait diminuer notre vitesse. Pas avant une demi-heure…

Une demi-heure ! Une éternité…

— Tu es sûr ?

— Je viens de faire le point et de vérifier tous mes calculs.

Ils retombèrent dans le silence. Brasdin aperçut encore des durups sur leur droite, assez nets sur l’écran de radar. Mais il ne le dit pas à son compagnon. Ils étaient très loin et ne venaient pas dans leur direction.

*

* *

À Farkham, les opérations d’embarquement allaient plus vite que le commandant Jokron ne l’avait espéré.

Après un premier moment de panique, lorsque les haut-parleurs diffusèrent les premiers communiqués, la population se ressaisit assez vite. Le calme de l’équipage du Gaurisankar y fut pour beaucoup. Le capitaine Koel se dépensait sans compter, donnait des ordres précis à l’équipe qu’il commandait, se portait en personne vers tous les points où un certain désordre se manifestait.

Le plus difficile fut de faire comprendre aux habitants qu’ils ne devaient rien emporter, absolument rien – car certains d’entre eux avaient commencé à faire des paquets, pour sauver au moins ce qu’ils avaient de plus précieux.

L’opération fut facilitée par le fait qu’un couloir métallique reliait directement la ville au grand sas d’entrée du Gaurisankar. Il n’était ainsi pas nécessaire de revêtir des scaphandres pour circuler entre les deux. La ville elle-même – comme toutes celles des planètes de la catégorie D – ne comportait pas de blocs séparés par des cloisons étanches, mais formait un tout alimenté en oxygène par deux centrales. Les cloisons existaient bien, par mesure de sécurité, mais n’étaient abaissées que dans le cas d’une fuite d’air dans un secteur ou un autre.

À bord du Gaurisankar, régnait une animation extraordinaire. Tous les dortoirs de l’équipage avaient été évacués pour faire place aux réfugiés. Les astronautes s’installaient dans les couloirs, les salles de munitions, les entrepôts de vivres. Les moindres recoins étaient occupés.

Deux heures après l’alerte, les patrouilleurs rentraient, ramenant les rescapés de la cité minière. Jokron alla lui-même accueillir la famille Wilty, qui semblait désespérée à cause de Nora. Le commandant lui fit part de la tentative du lieutenant Bissis.

— Quel courage ! s’écria Han Wilty. Ce jeune homme est merveilleux. Ma fille, avant de nous quitter, m’a avoué qu’elle l’aimait.

— Et Bissis m’a avoué qu’il aimait votre fille. C’est même pourquoi je l’ai autorisé à partir. Espérons…

— A-t-on des nouvelles du Mahuc ?

— Nous ne pouvons pas en avoir. L’appareil de radio du Mahuc ne fonctionne pas… Mais je viens de me mettre en liaison avec le poste 24. Ses occupants attendent le lieutenant Bissis…

— Il n’y est donc pas encore ?

— Pas encore, commandant…

Jokron regarda l’horloge.

— Il devrait être depuis un quart d’heure sur le chemin du retour. Il a dû leur arriver quelque chose. De toute façon, hélas, ils ne pourront pas nous rejoindre avant notre départ.

Vingt minutes s’écoulèrent encore.

Le capitaine Koel pénétra dans la salle de l’état-major et s’approcha de Jokron.

— Commandant, lui dit-il, les opérations d’embarquement sont terminées. Il ne reste plus une seule personne dans la ville. On est en train d’enlever le couloir d’accès. Dans cinq minutes, le sas sera fermé.

— Parfait, capitaine. L’opération a été moins longue que je ne le redoutais. Nous allons partir.

Le commandant regarda l’horloge. Tout s’était fait en deux heures trois quarts. Il eût été difficile d’aller plus vite.

— Où est Rad Bissis ? demanda Koel. Je ne l’ai pas vu depuis le début de l’alerte…

Jokron lui expliqua où était le jeune lieutenant.

Koel pâlit.

— J’en étais sûr, dit-il. J’avais moi aussi tout deviné. À sa place, j’aurais fait comme lui. Mais nous allons l’attendre, n’est-ce pas ?

— Impossible, capitaine.

— Au moins quelques instants ? Un miracle peut encore les sauver. Je l’aime comme un fils, capitaine…

— Je ne crois pas à un miracle. Et vous non plus…

— Attendez au moins que les trois heures de marge que vous aviez fixées se soient écoulées.

Jokron regarda l’horloge. Il semblait hésiter.

— Chaque seconde compte, dit-il.

Mais un officier l’appela du bout de la salle.

— Venez vite voir, commandant.

Il se précipita vers les jumelles électroniques, regarda un instant et dit à Koel :

— Regardez vous-même, capitaine, et vous comprendrez.

Koel regarda et comprit.

La planète Ola paraissait maintenant plus grosse que l’étoile Loho. Elle avait explosé et s’éparpillait dans le ciel en gerbes de feu. Mais il y avait plus grave encore. Le cataclysme cosmique avait atteint la ceinture d’astéroïdes où le Gaurisankar et ses patrouilleurs avaient croisé au cours des semaines précédentes.

Koel regarda Jokron. Ses yeux étaient remplis de détresse.

— Vous avez raison, commandant. Il faut qu’avant quarante-cinq minutes nous ayons plongé dans le continuum spatio-temporel où nous serons à l’abri. Sinon, nous sommes tous perdus. Il nous reste donc cinq minutes pour nous envoler.

Mais Jokron, déjà, était penché sur un micro et donnait des ordres.

Une minute plus tard, le formidable vaisseau de l’espace décollait et s’éloignait d’une planète vouée à une proche destruction.